Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/119

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savoureux que les brioches chaudes, qu’on brisera – autour de la lampe encore allumée – dans le café au lait, vont porter sa pensée dans toutes les demeures. Il fait vite acheter d’autres exemplaires du journal, pour bien toucher du doigt le miracle de cette multiplication surprenante, se faire l’âme d’un nouvel acheteur, ouvrir d’un œil non prévenu cet autre exemplaire et y trouver la même pensée. Et comme le soleil s’étant gonflé, rempli, illuminé, a sauté par le petit élan de sa dilatation au-dessus de l’horizon violacé, il voit triomphant dans chaque esprit sa pensée, à la même heure, monter comme un soleil et le teindre tout entier de ses couleurs.

Sainte-Beuve n’était plus un débutant et n’éprouvait plus de ces joies. Mais cependant, dans le petit jour d’hiver, il voyait, dans son lit à hautes colonnes, Mme de Boigne ouvrant Le Constitutionnel  ; il se disait qu’à deux heures le Chancelier viendrait la voir et en parlerait avec elle, que peut-être, ce soir, il allait recevoir un mot de Mme Allart ou de Mme d’Arbouville lui disant ce qu’on en aurait pensé. Et ainsi ses articles lui apparaissaient comme une sorte d’arche dont le commencement était bien dans sa pensée et dans sa prose, mais dont la fin plongeait dans l’esprit et l’admiration de ses lecteurs, où elle accomplissait sa courbe et recevait ses dernières couleurs. Il en est d’un article comme de ces phrases que nous lisons en frémissant, dans le journal, au compte rendu de la Chambre  : «  M. le Président du Conseil,