Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/143

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lité habituellement ne puisse pas le faire, un plaisir de rêve. La couleur juste de chaque chose vous émeut comme une harmonie, on a envie de pleurer de voir que les roses sont roses ou, si c’est l’hiver, de voir sur les troncs des arbres de belles couleurs vertes presque réfléchissantes, et si un peu de lumière vient toucher ces couleurs, comme par exemple au coucher du soleil où le lilas blanc fait chanter sa blancheur, on se sent inondé de beauté. Dans les demeures où l’air vif de la nature vous exalte encore, dans les demeures paysannes ou dans les châteaux, cette exaltation est aussi vive qu’elle était dans la promenade, et un objet ancien qui nous apporte un motif de rêve accroît cette exaltation. Que de châtelains positifs j’ai dû ainsi étonner par l’émotion de ma reconnaissance ou de mon admiration, rien qu’en montant un escalier couvert d’un tapis aux diverses couleurs, ou en voyant pendant le déjeuner le pâle soleil de mars faire briller les transparentes couleurs vertes dont sont patinés les troncs du parc et venir chauffer son pâle rayon sur le tapis près du grand feu, pendant que le cocher venait prendre les ordres pour la promenade que nous allions faire. Telles sont ces matinées bénies, creusées par une insomnie, l’ébranlement nerveux d’un voyage, une ivresse physique, une circonstance exceptionnelle, dans la dure pierre de nos journées, et gardant miraculeusement les couleurs délicieuses, exaltées, le charme de rêve qui les isole dans notre souvenir