Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/142

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détaché de la réalité par cette nuit d’insomnie, par ce retour dans un pays qui est plutôt pour lui un passé qui existe au moins autant dans son cœur que sur la carte, est entremêlé si étroitement aux souvenirs qu’il continue à évoquer, qu’on est obligé à tout moment de tourner les pages qui précèdent pour voir où on se trouve, si c’est présent ou rappel du passé.

Les êtres eux-mêmes sont comme une femme des vers que nous citions, «  que dans une autre existence j’ai connue et dont je me souviens  ». Cette Adrienne qu’il croit être la comédienne, ce qui fait qu’il devient amoureux de la comédienne, et qui n’était pas elle, ces châteaux, ces personnes nobles qu’il semble voir vivre plutôt dans le passé, cette fête qui a lieu le jour de la Saint-Barthélémy et dont il n’est pas bien sûr qu’elle ait eu lieu et qu’elle ne soit pas un rêve, «  le fils du garde était gris  », etc., j’ai raison de dire que dans tout cela même les êtres ne sont que les ombres d’un rêve. La divine matinée sur le chemin, la visite à la maison de la grand-mère de Sylvie, cela est réel… Mais rappelez-vous  : cette nuit-là, il n’a encore dormi qu’un moment à la belle étoile, et d’un étrange sommeil où il percevait encore les choses, puisqu’il se réveille avec le son de l’angélus dans l’oreille, qu’il n’a pas entendu.

De telles matinées sont réelles, si l’on veut. Mais on y a cette exaltation où la moindre beauté nous grise et nous donne presque, quoique la réa-