Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/15

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apparaissait comme une chose sans cause et incompréhensible, comme une chose vraiment obscure.

Je rallumais, je regardais l’heure  : il n’était pas encore minuit. J’entendais le sifflement plus ou moins éloigné des trains, qui décrit l’étendue de la campagne déserte où se hâte le voyageur qui va rejoindre la prochaine gare sur une route, par une de ces nuits parées de clair de lune, en train de graver dans son souvenir le plaisir goûté avec les amis qu’il vient de quitter, le plaisir du retour. J’appuyais mes joues contre les belles joues de l’oreiller qui, toujours pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance, sur qui nous nous serrons. Je rallumais un instant pour regarder ma montre  ; il n’était pas encore minuit. C’est l’heure où le malade, qui passe la nuit dans un hôtel étranger et qui est réveillé par une crise affreuse, se réjouit en apercevant sous la porte une raie du jour. Quel bonheur, c’est déjà le jour, dans un moment on sera levé dans l’hôtel, il pourra sonner, on viendra lui porter secours  ! Il prend patience de sa souffrance. Justement il a cru entendre un pas… À ce moment la raie du jour qui brillait sous sa porte s’éteint. C’est minuit, on vient d’éteindre le gaz qu’il avait pris pour le matin, et il lui faudra rester toute la longue nuit à souffrir intolérablement sans secours.

J’éteignais, je me rendormais. Quelquefois, comme Ève naquit d’une côte d’Adam, une femme