Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/16

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naissait d’une fausse position de ma cuisse  ; formée par le plaisir que j’étais sur le point de goûter, je m’imaginais que c’était elle qui me l’offrait. Mon corps qui sentait en elle sa proche chaleur voulait se rejoindre à elle, je m’éveillais. Tout le reste des humains m’apparaissait comme bien lointain au prix de cette femme que je venais de quitter, j’avais la joue encore chaude de ses baisers, le corps courbaturé par le poids de sa taille. Peu à peu son souvenir s’évanouissait, j’avais oublié la fille de mon rêve aussi vite que si c’eût été une amante véritable. D’autres fois, je me promenais en dormant dans ces jours de notre enfance, j’éprouvais sans effort ces sensations qui ont à jamais disparu avec la dixième année et que dans leur insignifiance nous voudrions tant connaître de nouveau, comme quelqu’un qui saurait ne plus jamais revoir l’été aurait la nostalgie même du bruit des mouches dans la chambre, qui signifie le chaud soleil dehors, même du grincement des moustiques qui signifie la nuit parfumée. Je rêvais que notre vieux curé allait me tirer par mes boucles, ce qui avait été la terreur, la dure loi de mon enfance. La chute de Kronos, la découverte de Prométhée, la naissance du Christ n’avaient pas pu soulever aussi haut le ciel au-dessus de l’humanité jusque-là écrasée, que n’avait fait la coupe de mes boucles, qui avait entraîné avec elle à jamais l’affreuse appréhension. À vrai dire d’autres souffrances et d’autres craintes étaient venues,