Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/157

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moments à un développement, nous pensons à des vers célèbres, invisibles, absents, mais dont la forme vague, indécise, semble transparente derrière des propos que pourrait cependant tenir tout le monde et leur donne une sorte de grâce et de majesté, d’émouvante allusion. Le poète a déjà fui, mais derrière les nuages on aperçoit son reflet encore. Dans l’homme, dans l’homme de la vie, des dîners, de l’ambition, il ne reste plus rien, et c’est celui-là à qui Sainte-Beuve prétend demander l’essence de l’autre, dont il n’a rien gardé.

Je comprends que tu n’aimes qu’à demi Baudelaire. Tu as trouvé dans ses lettres, comme dans celles de Stendhal, des choses cruelles sur sa famille. Et cruel, il l’est dans sa poésie, cruel avec infiniment de sensibilité, d’autant plus étonnant dans sa dureté que les souffrances qu’il raille, qu’il présente avec cette impassibilité, on sent qu’il les a ressenties jusqu’au fond de ses nerfs. Il est certain que dans un poème sublime comme Les Petites Vieilles, il n’y a pas une de leurs souffrances qui lui échappent. Ce n’est pas seulement leurs immenses douleurs  :

Ces yeux sont des puits faits d’un millier de larmes…
Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs,