Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/160

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à de spirituels et d’atroces outrages, à le lancer comme une prédiction de mort prochaine sur le passage de telles vieilles femmes qu’elle détestait. Ressentir toutes les douleurs mais être assez maître de soi pour ne pas se déplaire à les regarder, pouvoir supporter la douleur qu’une méchanceté provoque artificiellement (même on oublie en le citant combien est cruel le vers délicieux  :

Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige,

Oh ! ce frémissement d’un cœur à qui on fait mal – tout à l’heure ce n’était que le frémissement des nerfs des vieilles femmes, au fracas roulant des omnibus.

Peut-être cette subordination de la sensibilité à la vérité, à l’expression, est-elle au fond une marque de génie, de la force de l’art supérieur à la pitié individuelle. Mais il y a plus étrange que cela dans le cas de Baudelaire. Dans les plus sublimes expressions qu’il a données de certains sentiments, il semble qu’il ait fait une peinture extérieure de leur forme, sans sympathiser avec eux. Un des plus admirables vers sur la charité, un de ces vers immenses et déroulés de Baudelaire, est celui-ci :

Pour que tu puisses faire à Jésus, quand il passe,
Un tapis triomphal avec ta charité.