Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/20

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comme le fruit défendu sur l’arbre du mal. Et comme les peuples qui donnent à leurs divinités des formes inorganisées, ce fut sous l’apparence de ce fil d’argent qu’on pouvait tendre presque indéfiniment sans le voir finir, et que je devais tirer de moi-même en allant tout au rebours de ma vie naturelle, que je me représentai dès lors pour quelque temps le diable.

Malgré cette odeur de branche cassée, de linge mouillé, ce qui surnageait, c’était la tendre odeur des lilas. Elle venait à moi comme tous les jours, quand j’allais jouer au parc situé hors de la ville, bien avant même d’avoir aperçu de loin la porte blanche près de laquelle ils balançaient, comme des vieilles dames bien faites et maniérées, leur taille flexible, leur tête emplumée, l’odeur des lilas venait au-devant de nous, nous souhaitait la bienvenue sur le petit chemin qui longe en contre-haut la rivière, là où des bouteilles sont mises par des gamins dans le courant pour prendre le poisson, donnant une double idée de fraîcheur, parce qu’elles ne contiennent pas seulement de l’eau, comme sur une table où elles lui donnent l’air du cristal, mais sont contenues par elle et en reçoivent une sorte de liquidité, là où, autour des petites boules de pain que nous jetions, s’aggloméraient en une nébuleuse vivante les têtards, tous en dissolution dans l’eau et invisibles l’instant d’avant, un peu avant de passer le petit pont de bois dans l’encoignure duquel, à la belle maison, un pêcheur en