Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/266

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qu’elle parlait à d’autres personnes qui étaient aussi à la fois dans le XIIIe siècle et dans le nôtre, qui avaient aussi des mélancoliques châteaux et qui ne parlaient pas non plus à d’autres personnes. Mais ces nobles mystérieux devaient avoir des noms que je n’avais jamais entendus, les noms célèbres de la noblesse, La Rochefoucauld, La Trémoille, ceux qui sont devenus des noms de rues, des noms d’œuvres me semblaient trop publics, devenus trop des noms communs pour cela.

Les divers Guermantes resteront reconnaissables dans la pierre rare de la société aristocratique où on les apercevait çà et là, comme ces filons d’une matière plus blonde, plus précieuse qui veinent un morceau de jaspe. On les discernait, on suivait au sein de ce minerai où ils étaient mêlés le souple ondoiement de leurs crins d’or, comme cette chevelure presque lumineuse qui court dépeignée dans le flanc de l’agate mousse. Et ma vie aussi avait été à plusieurs endroits de sa surface ou de sa profondeur traversée ou frôlée par leur fil de clarté. Certes, j’avais oublié que dans les chansons que ma vieille bonne me chantait, il y en avait une Gloire à la Dame de Guermantes que ma mère se rappelait. Mais plus tard d’année en année ces Guermantes surgissaient d’un côté ou d’un autre des hasards et des sinuosités de ma vie, comme un château qu’en chemin de fer on réaperçoit toujours tantôt à sa gauche, tantôt à sa droite.