Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/289

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deur nature, représentant le corps qui est dessous. C’est comme si un cimetière de dix siècles avait été retourné pour nous servir de dallage. La forêt qui descend en pente au-dessous du château, ce n’est pas de ces forêts comme il y en a autour des châteaux, des forêts de chasse, qui ne sont qu’une multiplication d’arbres. C’est l’antique forêt de Guermantes où chassait Childebert, et vraiment, comme dans ma lanterne magique, comme dans Shakespeare ou dans Maeterlinck, «  à gauche, il y a une forêt  ». Elle est peinte sur la colline qui domine Guermantes, elle a velouté de vert tragique le côté ouest, comme dans l’illustration enluminée d’une chronique mérovingienne. Elle est grâce à cette perspective, quoique profonde, délimitée. Elle est «  la forêt  » qui est «  à gauche  » dans le drame. Et de l’autre côté, en bas, le fleuve où furent déposés les énervés de Jumièges. Et les tours du château sont encore, je ne te dis pas de ce temps-là, mais dans ce temps-là. C’est ce qui émeut en les regardant. On dit toujours que les vieilles choses ont vu bien des choses depuis, et que c’est le secret de leur émotion. Rien n’est plus faux. Regarde les tours de Guermantes  : elles voient encore la chevauchée de la reine Mathilde, leur consécration par Charles le Mauvais. Elles n’ont plus rien vu depuis. L’instant où vivent les choses est fixé par la pensée qui les reflète. À ce moment-là, elles sont pensées, elles reçoivent leur forme. Et leur forme, immortellement, fait durer