Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/288

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devant lui, qui cachent ce brutal et qui nous sourient. Mais il reparaît plus bas, plus librement dans l’ombre de la crypte, où entre deux pierres, comme la tache des meurtres anciens que ce prince commit sur les enfants de Clotaire, […] deux lourds arceaux barbares du temps de Chilpéric. On sent bien qu’on traverse du temps, comme quand un souvenir ancien nous revient à l’esprit. Ce n’est plus dans la mémoire de notre vie, mais dans celle des siècles. Quand on arrive dans la salle du cloître, qui donne entrée au château, on marche sur les tombes des abbés qui gouvernèrent ce monastère depuis le VIIIe siècle, et qui sous nos pas, sont allongés sous les pierres gravées  ; une crosse en main, foulant aux pieds une belle inscription latine, ils sont couchés.

Et si Guermantes ne déçoit pas, comme toutes les choses d’imagination quand elles sont devenues une chose réelle, c’est sans doute que ce n’est à aucun moment une chose réelle, car même quand on s’y promène, on sent que les choses qui sont là ne sont que l’enveloppe d’autres, que la réalité n’est pas ici, mais très loin, que ces choses touchées ne sont qu’une figure du Temps, et l’imagination travaille sur Guermantes vu, comme sur Guermantes lu, parce que toutes ces choses, ce ne sont encore que des mots, des mots pleins de magnifiques images et qui signifient autre chose. C’est bien ce grand réfectoire pavé de dix, puis vingt, puis cinquante abbés de Guermantes, tous gran-