Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/298

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cessait d’étreindre et de caresser le chevreau, il relevait ses cheveux sur sa tête avec l’impatience de Phèdre.

Quelle importune main en formant tous ces nœuds,
A pris soin sur mon front d’assembler mes cheveux  ?


«  Mon petit chevreau, s’écriait-il, en attribuant au chevreau la tristesse que seul il éprouvait, tu vas être malheureux sans ton petit maître, tu ne me verras plus jamais, jamais  », et ses larmes brouillaient ses paroles, «  personne ne sera bon pour toi, ne te caressera comme moi  ! Tu te laissais pourtant bien faire  ; mon petit enfant, mon petit chéri  », et sentant ses pleurs l’étouffer, il eut tout d’un coup pour mettre le comble à son désespoir l’idée de chanter un air qu’il avait entendu chanter à Maman et dont l’appropriation à la situation redoubla ses sanglots. «  Adieu, des voix étranges m’appellent loin de toi, paisible sœur des anges.  »

Mais mon frère, quoiqu’il n’eût que cinq ans et demi, était plutôt d’un naturel violent, et passant de l’attendrissement sur ses malheurs et ceux du chevreau à la colère contre les persécuteurs, après une seconde d’hésitation il se mit à briser vivement par terre ses glaces, à trépigner les sacs de satin, à s’arracher, non pas les cheveux mais les petits nœuds qu’on lui avait mis dans les cheveux, à déchirer sa belle robe asiatique, poussant des cris perçants  : «  Pourquoi serais-je beau, puisque