Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/297

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chevreau, peut-être aussi je crois se cacher, pour faire par vengeance manquer le train à Maman. Toujours est-il qu’après l’avoir cherché partout nous longions le petit bosquet au milieu duquel se trouvait le cirque où on attelait les chevaux pour faire monter l’eau et où jamais n’allait plus personne, sans certes nous douter que mon frère pût être là, quand une conversation entrecoupée de gémissements frappa notre oreille. C’était bien la voix de mon frère, et bientôt nous l’aperçûmes, qui ne pouvait pas nous voir  ; assis par terre contre son chevreau et lui caressant tendrement la tête avec la main, l’embrassant sur son nez pur et un peu rouge de bellâtre couperosé, insignifiant et cornu, ce groupe ne rappelait que bien peu celui que les peintres anglais ont souvent reproduit d’un enfant caressant un animal. Si mon frère, dans sa petite robe des grands jours et sa jupe de dentelle, tenant d’une main, à côté de l’inséparable tombereau, de petits sacs de satin où on avait mis songoûter, son nécessaire de voyage et de petites glaces de verre avait bien la magnificence des enfants anglais près de l’animal, en revanche sa figure n’exprimait, sous ce luxe qui n’en rendait le contraste que plus sensible, que le désespoir le plus farouche, il avait les yeux rouges, la gorge oppressée de ses falbalas, comme une princesse de tragédie pompeuse et désespérée. Par moments, de sa main surchargée du tombereau, des sacs de satin qu’il ne voulait pas lâcher, car l’autre ne