Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/300

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jamais fait de peine  », et il se mettait à sangloter. Mais arrivé à la voie ferrée, et m’ayant demandé de tenir un moment le chevreau, dans sa rage contre Maman il s’élança, s’assit sur la voie ferrée et nous regardant d’un air de défi ne bougea plus. Il n’y avait pas à cet endroit de barrière. À toute minute un train pouvait passer. Maman, folle de peur, s’élança sur lui, mais elle avait beau tirer, avec une force inouïe de son derrière sur lequel il avait l’habitude de se laisser glisser et de parcourir le jardin en chantant dans des jours meilleurs, il adhérait aux rails sans parvenir à l’arracher. Elle était blanche de peur. Heureusement à ce moment mon père débouchait avec deux domestiques qui venaient voir si on n’avait besoin de rien. Il se précipita, arracha mon frère, lui donna deux claques, et donna l’ordre qu’on ramenât le chevreau. Mon frère terrorisé dut marcher, mais regardant longuement mon père avec une fureur concentrée, il s’écria  : «  je ne te prêterai plus jamais mon tombereau  ». Puis comprenant qu’aucune parole ne pourrait dépasser la fureur de celle-là, il ne dit plus rien. Maman me prit à part et me dit  : «  Toi qui es plus grand, sois raisonnable, je t’en prie, n’aie pas l’air triste au moment du départ, ton père est déjà ennuyé que je parte, tâche qu’il ne nous trouve pas tous les deux insupportables.  » Je ne proférai pas une plainte pour me montrer digne de la confiance qu’elle me témoignait, de la mission qu’elle me confiait. Par moments une irré-