Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/301

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sistible fureur contre elle, contre mon père, un désir de leur faire manquer le train, de ruiner le plan ourdi contre moi de me séparer d’elle, me prenait. Il se brisait devant la peur de lui faire de la peine et je restais souriant et brisé, glacé de tristesse.

Nous revînmes déjeuner. On avait fait, à cause «  des voyageurs  », un vrai déjeuner dînatoire avec entrée, volaille, salade, entremets. Mon frère toujours farouche dans sa douleur, ne dit pas un mot pendant tout le repas. Immobile sur sa chaise haute, il semblait tout à son chagrin. On parlait de choses et autres, quand à la fin du repas, à l’entremets, un cri perçant retentit  : «  Marcel a eu plus de crème au chocolat que moi  », s’écriait mon frère. Il avait fallu la juste indignation contre une pareille injustice pour lui faire oublier la douleur d’être séparé de son chevreau. Ma mère m’a dit du reste qu’il n’avait jamais reparlé de cet ami, que la forme des appartements de Paris l’avait obligé à laisser à la campagne, et nous croyons qu’il n’y a jamais repensé non plus.

Nous partîmes pour la gare. Maman m’avait demandé de ne pas l’accompagner à la gare, mais devant mes prières, elle avait cédé. Depuis la dernière soirée, elle avait l’air de trouver mon chagrin légitime, de le comprendre, de me demander seulement de le mépriser. Une fois ou deux sur la route, une sorte de fureur m’envahit, je me considérais comme persécuté par elle et mon père, qui m’em-