Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/305

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qu’autrefois mon petit avait du chagrin comme cela, quand je quittais Combray. Mais mon loup, il faut nous faire un cœur plus dur que cela  ! Qu’est-ce que tu aurais fait si ta Maman avait été en voyage  ?

– Les jours m’auraient paru longs.

– Mais si j’avais été partie pour des mois, pour des années, pour…

Nous nous taisions tous les deux. Il ne s’est jamais agi entre nous de nous prouver que chacun aimait l’autre plus que tout au monde  : nous n’en avons jamais douté. Il s’est agi de nous laisser croire que nous nous aimions moins qu’il ne semblait et que la vie serait supportable à celui qui resterait seul Je ne voulais pas que ce silence durât, car il était plein pour ma mère de cette angoisse si grande, qu’elle a dû avoir si souvent que c’est ce qui me donne plus de force, en pensant qu’elle n’était pas nouvelle, pour nie souvenir qu’elle l’aurait à l’heure de sa mort. Je lui pris la main presque avec calme, je l’embrassai et je lui dis  :

– Tu sais, tu peux te le rappeler, comme je suis malheureux les premiers temps où nous sommes séparés. Puis, tu sais comme ma vie s’organise autrement, et, sans oublier les êtres que j’aime, je n’ai plus besoin d’eux, je me passe très bien d’eux. Je suis fou les huit premiers jours. Après cela je resterai bien seul des mois, des années, toujours.