Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/321

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fraternels qui ne nous ont pas vus. Superflus si l’on veut. Pas tout à fait inutiles cependant. Ils nous montrent ce qui… à ce moi tout de même un peu subjectif qu’est notre moi œuvrant, l’est aussi, d’une valeur plus universelle pour les moi analogues, pour ce moi plus objectif, ce tout le monde cultivé que nous sommes quand nous lisons, l’est non seulement pour notre monde particulier mais aussi pour notre monde universel…

Les belles choses que nous écrirons si nous avons du talent sont en nous, indistinctes, comme le souvenir d’un air, qui nous charme sans que nous puissions en retrouver le contour, le fredonner, ni même en donner un dessin quantitatif, dire s’il y a des pauses, des suites de notes rapides. Ceux qui sont hantés de ce souvenir confus des vérités qu’ils n’ont jamais connues sont les hommes qui sont doués. Mais s’ils se contentent de dire qu’ils entendent un air délicieux, ils n’indiquent rien aux autres, ils n’ont pas de talent. Le talent est comme une sorte de mémoire qui leur permettra de finir par rapprocher d’eux cette musique confuse, de l’entendre clairement, de la noter, de la reproduire, de la chanter. Il arrive un âge où le talent faiblit comme la mémoire, où le muscle mental qui