Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/48

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épaules qui ont l’air d’esquisser un dédaigneux haussement. Maintenant c’est une douce figure de face, presque timide, où l’opposition des joues blanches et des cheveux noirs ne joue plus aucun rôle. Que de personnes successives sont pour nous une personne, qu’elle est loin celle qu’elle fut pour nous le premier jour  ! L’autre soir, ramenant d’une soirée la comtesse dans cette maison où elle habite encore et où je n’habite plus depuis tant d’années, tout en l’embrassant, j’éloignais sa figure de la mienne, pour tâcher de la voir comme une chose loin de moi, comme une image, comme je la voyais autrefois, quand elle s’arrêtait dans la rue pour parler à la laitière. J’aurais voulu retrouver l’harmonie qui unissait le regard violet, le nez pur, la bouche dédaigneuse, la taille longue, l’air triste, et en gardant bien dans mes yeux le passé retrouvé, approcher mes lèvres et embrasser ce que j’aurais voulu embrasser alors. Mais hélas, les visages que nous embrassons, les pays que nous habitons, les morts même dont nous portons le deuil ne contiennent plus rien de ce qui nous fait souhaiter de les aimer, d’y vivre, trembler de les perdre. Cette vérité des impressions de l’imagination, si précieuse, l’art qui prétend ressembler à la vie, en la supprimant, supprime la seule chose précieuse. Et en revanche s’il la peint, il donne du prix aux choses les plus vulgaires  ; il pourrait en donner au snobisme, si au lieu de peindre ce qu’il est dans la société, c’est-à-dire rien, comme l’amour, le voyage,