Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/59

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

de l’admiration particulière que j’imagine en chacun, de ces éloges que je recevrai tout à l’heure, et sur qui je me déchargerai du douloureux devoir de me juger.

Hélas, au moment même où je bénéficie de ne plus avoir à me juger moi-même, c’est moi qui me juge  ! Ces images que je vois sous mes mots, je les vois parce que j’ai voulu les y mettre  ; elles n’y sont pas. Et si même pour quelques-unes j’ai réussi en effet à les faire passer dans la phrase, mais pour les voir et les aimer il faudrait que le lecteur les ait dans son esprit et les chérisse  ! En relisant quelques phrases bien faites je me dis  : Oui, dans ces mots il y a cette pensée, cette image, je suis tranquille, mon rôle est fini, chacun n’a qu’à ouvrir ces mots, ils l’y trouveraient, le journal leur apporte ce trésor d’images et d’idées. Comme si les idées étaient sur le papier, que les yeux n’eussent qu’à s’ouvrir pour les lire et les faire pénétrer en un esprit où elles n’étaient pas déjà  ! Tout ce que les miens peuvent faire c’est d’en éveiller de semblables dans les esprits qui en possèdent naturellement de pareilles. Pour les autres, en qui mes mots n’en trouveront point à éveiller, quelle idée absurde de moi éveillent-ils  ! Qu’est-ce que cela pourra leur dire, ces mots qui signifient des choses, non seulement qu’ils ne comprendront jamais, mais qui ne peuvent se présenter à leur esprit  ? Alors, au moment où ils lisent ces mots-là, qu’est-ce qu’ils voient  ? Et c’est ainsi