Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/6

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de mon grand-père qui venait de s’éveiller et prenait son thé. Il y trempait une biscotte et me la donnait à manger. Et quand ces étés furent passés, la sensation de la biscotte ramollie dans le thé fut un des refuges où les heures mortes – mortes pour l’intelligence – allèrent se blottir, et où je ne les aurais sans doute jamais retrouvées, si ce soir d’hiver, rentré glacé par la neige, ma cuisinière ne m’avait proposé le breuvage auquel la résurrection était liée, en vertu d’un pacte magique que je ne savais pas.

Mais aussitôt que j’eus goûté à la biscotte, ce fut tout un jardin, jusque-là vague et terne, qui se peignit, avec ses allées oubliées, corbeille par corbeille, avec toutes ses fleurs, dans la petite tasse de thé, comme ces fleurs japonaises qui ne reprennent que dans l’eau. De même bien des journées de Venise que l’intelligence n’avait pu me rendre étaient mortes pour moi, quand l’an dernier, en traversant une cour, je m’arrêtai net au milieu des pavés inégaux et brillants. Les amis avec qui j’étais craignaient que je n’eusse glissé, mais je leur fis signe de continuer leur route, que j’allais les rejoindre  ; un objet plus important m’attachait, je ne savais pas encore lequel, mais je sentais au fond de moi-même tressaillir un passé que je ne reconnaissais pas  : c’était en posant le pied sur ce pavé que j’avais éprouvé ce trouble. Je sentais un bonheur qui m’envahissait, et que j’allais être enrichi de cette pure substance de