Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/7

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nous-mêmes qu’est une impression passée, de la vie pure conservée pure (et que nous ne pouvons connaître que conservée, car en ce moment où nous la vivons, elle ne se présente pas à notre mémoire, mais au milieu des sensations qui la suppriment) et qui ne demandait qu’à être délivrée, qu’à venir accroître mes trésors de poésie et de vie. Mais je ne me sentais pas la puissance de la délivrer. Ah  ! l’intelligence ne m’eût servi à rien en un pareil moment. Je refis quelques pas en arrière pour revenir à nouveau sur ces pavés inégaux et brillants, pour tâcher de me remettre dans le même état. C’était une même sensation du pied que j’avais éprouvée sur le pavage un peu inégal et lisse du baptistère de Saint-Marc. L’ombre qu’il y avait ce jour-là sur le canal où m’attendait une gondole, tout le bonheur, tout le trésor de ces heures se précipitèrent à la suite de cette sensation reconnue, et ce jour-là lui-même revécut pour moi.

Non seulement l’intelligence ne peut rien pour nous pour ces résurrections, mais encore ces heures du passé ne vont se blottir que dans des objets où l’intelligence n’a pas cherché à les incarner. Les objets en qui vous avez cherché à établir consciemment des rapports avec les heures que vous viviez, dans ceux-là elle ne pourra pas trouver asile. Et bien plus, si une autre chose peut les ressusciter, eux, quand ils renaîtront avec elle, seront dépouillés de poésie.

Je me souviens qu’un jour de voyage, de la