Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/62

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amour, qu’aucune, la plus désirée, ne nous apporte rien d’extérieur à nous. Il suffit qu’elles soient écrites avec des mots qui sont aussi bien des mots à nous qu’à notre maîtresse, avec des pensées que nous pouvons créer aussi bien qu’elle, pour qu’en les lisant nous ne sortions pas de nous, et qu’il y ait peu de différence pour nous entre les avoir désirées et les recevoir, puisque l’accomplissement parle le même langage que le désir.

Je me suis fait racheter quelques exemplaires du Figaro par le valet de chambre, j’ai dit que c’était pour en donner à quelques amis et c’est vrai. Mais c’est surtout pour toucher du doigt l’incarnation de ma pensée en ces milliers de feuilles humides, pour avoir un autre journal qu’un nouveau monsieur aurait eu s’il était venu au même moment que mon valet de chambre le prendre dans le kiosque, et pour m’imaginer, devant un exemplaire autre, être un nouveau lecteur. Aussi, lecteur nouveau, je prends mon article comme si je ne l’avais pas lu, j’ai une bonne volonté toute fraîche, mais en réalité les impressions du second lecteur ne sont pas très différentes et sont tout aussi personnelles que celles du premier. Je sais bien au fond que beaucoup ne comprendront rien à l’article, et des gens que je connais le mieux. Mais, même pour ceux-là, cela me donne l’agréable impression d’occuper aujourd’hui leurs pensées, sinon de mes pensées qu’ils ne voient point apparaître, du moins de mon nom, de ma personnalité,