Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/61

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

James, je prends Le Figaro avec intention de ne rien voir de la première page. Ça y est, je vois bien les deux dernières colonnes, mais pas plus de Marcel Proust que s’il n’y en avait pas  ! Tout de même, même si on ne s’intéresse qu’à la seconde page, on doit regarder qui a fait le premier article. Alors je me demande qui l’avait fait hier, avant-hier, et je me rends compte que bien souvent moi-même je ne vois pas la signature du premier article. Je me promets dorénavant de toujours le regarder, comme un amant jaloux, pour se persuader que sa maîtresse ne le trompe pas, ne le trompe plus. Mais hélas  ! je sais bien que mon attention n’entraînera pas les autres, que ce n’est pas parce que cela arrivera désormais pour moi, que je regarderai la première page, que cela me permettra de conclure que les autres font de même. Au contraire, je n’ai pas l’idée que la réalité puisse ressembler tant à mon désir, comme autrefois, quand j’espérais une lettre de ma maîtresse, je l’écrivais en pensée telle que j’aurais voulu la recevoir. Puis sachant qu’il n’était pas possible, le hasard n’étant pas si grand, qu’elle m’écrive juste ce que j’imagine, je cessais d’imaginer, pour ne pas exclure du possible ce que j’avais imaginé, pour qu’elle pût m’écrire cette lettre. Si même un hasard avait fait qu’elle me l’écrivît, je n’aurais pas eu de plaisir, j’aurais cru lire une lettre écrite par moi-même. Hélas, dès le premier amour passé, nous connaissons si bien toutes les phrases qui peuvent faire plaisir en