Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/64

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les poissons qui en dormant flottent et se déplacent encore, entourés des eaux bruissantes. Ainsi j’avais veillé ou dormi, bercé par ces bruits du train, que l’oreille accouple deux par deux, quatre par quatre, à sa fantaisie, comme les sons des cloches, suivant un rythme qu’elle s’imagine écouter, qui semble précipiter une cloche sur une autre, ainsi de suite, jusqu’à ce qu’elle l’ait remplacé par un autre auquel les cloches, ou les bruits du train obéissent aussi docilement. C’est après de telles nuits que, tandis que le train m’emportait à toute vitesse vers les pays désirés, j’apercevais au carreau de la fenêtre le ciel rose au-dessus des bois. Puis la voie tournait, il était remplacé par un ciel nocturne d’étoiles, au-dessus d’un village dont les rues étaient encore pleines de la lumière bleuâtre de la nuit. Alors je courais à l’autre portière où le beau ciel rose brillait de plus en plus sur les bois, et j’allais ainsi de fenêtre en fenêtre pour ne pas le quitter, le rattrapant, selon les changements de direction du train, à la fenêtre de droite quand je l’avais perdu à la fenêtre de gauche. Alors on se promet de voyager sans cesse. Et maintenant ce désir me revenait  ; j’aurais voulu revoir devant ce même ciel cette gorge sauvage du Jura, et la petite maison de gare qui ne connaît que le tournant qui passe à côté d’elle.

Mais ce n’est pas tout ce que j’aurais voulu y voir. Là le train s’arrêta et, comme je me mettais à la fenêtre où entrait une odeur de brouillard de