Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/65

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charbon, une fille de seize ans, grande et rose, passait offrant du café au lait fumant. Le désir abstrait de la beauté est fade, car il l’imagine d’après ce que nous connaissons, il nous montre l’univers fait et terminé devant nous. Mais une nouvelle fille belle nous apporte précisément quelque chose que nous n’imaginions pas, ce n’est pas la beauté, quelque chose de commun à d’autres, c’est une personne, quelque chose de particulier, qui n’est pas une autre chose, et aussi quelque chose d’individuel, qui est, avec qui nous voudrions mêler notre vie. Je lui criai «  du café au lait  » ; elle ne m’entendit pas, je voyais s’éloigner cette vie où je n’étais pour rien, ses yeux qui ne me connaissaient pas, hélas, ses pensées où je n’existais pas  ; je l’appelai, elle n’entendit, elle se retourna, sourit, vint, et tandis que je buvais le café au lait, tandis que le train allait partir, je fixais ses yeux  : ils ne me fuyaient pas, fixant aussi les miens avec une certaine surprise, mais où mon désir croyait voir de la sympathie. Que j’aurais voulu capter sa vie, voyager avec elle, avoir à moi sinon son corps, au moins son attention, son temps, son amitié, ses habitudes  ? Il fallait se presser, le train allait partir. Je me dis  : je reviendrai demain. Et maintenant, après deux ans, je sens que je retournerai là-bas, que je tâcherai d’habiter dans le voisinage et au petit jour, sous le ciel rose, au-dessus de la gorge sauvage, d’embrasser la fille rousse qui me tend du café au lait. Un autre emmène sa