Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/75

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non plus toujours amoureux, ce n’est pas toujours aux jeux de barres, ou ce n’est pas toujours rien qu’aux jeux de barres des Champs-Élysées, qu’on peut voir la demoiselle qu’on aime.

Quelquefois on arrive, même quand on n’est qu’un petit garçon, à atteindre dans la vie le but inespéré qu’on croyait inaccessible, à recevoir une invitation à venir le jour de pluie prendre le thé dans cette maison où on n’aurait jamais pu croire qu’on pénétrerait, et qui répandait si loin autour d’elle un prestige délicieux, que rien que le nom de la rue et des rues adjacentes et le numéro de l’arrondissement retentissaient en nous avec un charme douloureux et malsain. Maison que l’amour suffisait à nous rendre impressionnante  ; mais où, selon la coutume de ces temps-là qui ignorait encore les appartements clairs et les salons bleus, une demi-obscurité même en plein jour donnait dès l’escalier une sorte de mystère et de majesté, que la nuit profonde de l’antichambre, où on ne pouvait pas distinguer si la personne debout devant un coffre de bois gothique et indiscernable était un valet de pied attendant sa maîtresse en visite ou le maître de maison venu au-devant de vous, changeait en une émotion profonde, tandis que, dans le salon où on ne pouvait pénétrer sans passer sous de nombreuses portières, les dais en hermine des dites portières en tapisserie, les vitraux de couleur des fenêtres, le petit chien, la table à thé et les peintures du