Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/86

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sur la terre aux hommes de bonne volonté  ».

Les premiers jours cet éclat d’or sur l’ange me rappelait l’éclat plus pâle, mais marquant la même heure sur les ardoises de l’église du village, et tout en m’habillant, ce que l’ange semblait me promettre de son geste d’or, que je ne pouvais fixer tant il éblouissait, c’était de descendre vite au beau temps devant notre porte, de gagner la place du marché pleine de cris et de soleil, de voir l’ombre noire qu’y portaient les devantures fermées ou encore ouvertes, et le grand store du magasin, et de rentrer à la maison fraîche de mon oncle.

Et sans doute c’était un peu cela que Venise m’avait donné, dès que, habillé en hâte, j’atteignais les marches de marbre que l’eau recouvre et abandonne tour à tour. Mais ces mêmes impressions, c’étaient des choses d’art et de beauté qui étaient chargées de les donner. La rue au grand soleil, c’était cette étendue de saphir dont la couleur était à la fois si molle et si résistante que mes regards pouvaient s’y bercer, mais aussi leur faire sentir leur poids, comme un corps fatigué au bois même du lit, sans que l’azur faiblisse et cède, et jusqu’à sentir mes regards rentrer dans mes yeux soutenus par cet azur qui ne cédait pas, comme un corps qui fait porter au lit qui le soutient son poids même intérieur de légers muscles. L’ombre projetée par la toile du magasin ou l’enseigne du coiffeur, c’était simplement un assom-