Page:Proust - Contre Sainte-Beuve, 1954.djvu/88

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avait déjà dépassé… Maman me lisait la description éblouissante que Ruskin en donne, la comparant tour à tour aux rochers de corail de la mer des Indes et à une opale. Elle ne pouvait naturellement, quand la gondole nous arrêta devant elle, trouver devant nos yeux la même beauté qu’elle avait eue un instant devant mon imagination, car nous ne pouvons pas voir à la fois les choses par l’esprit et par les sens. Mais à chaque midi, quand ma gondole me ramenait pour l’heure du déjeuner, souvent j’apercevais de loin le châle de Maman posé sur la balustrade d’albâtre, avec un livre qui le maintenait contre le vent. Et au-dessus les lobes circulaires de la fenêtre s’épanouissaient comme un sourire, comme la promesse et la confiance d’un regard ami.

De loin et dès Salente je l’apercevais m’attendant et qui m’avait vu, et l’élan de son ogive ajoutait à son sourire la distinction d’un regard un peu incompris. Et parce que, derrière ses balustres de marbre de diverses couleurs, Maman lisait en m’attendant avec le joli chapeau de paille qui fermait son visage dans le réseau de son voile blanc, et était destiné à lui donner l’air suffisamment «  habillé  » pour les personnes qu’on rencontrait dans la salle du restaurant ou en promenade, parce que, après n’avoir pas su tout de suite si c’était ma voix, quand je l’appelais, dès qu’elle