Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/122

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tentait pas de mentir comme tout être qui se croit aimé, mais parce que par nature elle était, en dehors de cela, menteuse, et si changeante d’ailleurs que, même en me disant chaque fois la vérité, ce que, par exemple, elle pensait des gens, elle eût dit chaque fois des choses différentes ; ses aveux, parce que si rares, si court arrêtés, ils laissaient entre eux, en tant qu’ils concernaient le passé, de grands intervalles tout en blanc et sur toute la longueur desquels il me fallait retracer, et pour cela d’abord apprendre, sa vie.

Quant au présent, pour autant que je pouvais interpréter les paroles sibyllines de Françoise, ce n’était pas que sur des points particuliers, c’était sur tout un ensemble qu’Albertine me mentait, et je verrais « tout par un beau jour » ce que Françoise faisait semblant de savoir, ce qu’elle ne voulait pas me dire, ce que je n’osais pas lui demander. D’ailleurs, c’était sans doute par la même jalousie qu’elle avait eue jadis envers Eulalie que Françoise parlait des choses les plus invraisemblables, tellement vagues qu’on pouvait tout au plus y supposer l’insinuation, bien invraisemblable, que la pauvre captive (qui aimait les femmes) préférait un mariage avec quelqu’un qui ne semblait pas tout à fait être moi. Si cela avait été, malgré ses radiotélépathies, comment Françoise l’aurait-elle su ? Certes, les récits d’Albertine ne pouvaient nullement me fixer là-dessus, car ils étaient chaque jour aussi opposés que les couleurs d’une toupie presque arrêtée. D’ailleurs, il semblait bien que c’était surtout la haine qui faisait parler Françoise. Il n’y avait pas de jour qu’elle ne me dît et que je ne supportasse, en l’absence de ma mère, des paroles telles que : « Certes, vous êtes gentil et je n’oublierai jamais la reconnaissance que je vous dois (ceci probablement pour que je me crée des titres à sa reconnaissance), mais la maison