Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/123

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est empestée depuis que la gentillesse a installé ici la fourberie, que l’intelligence protège la personne la plus bête qu’on ait jamais vue, que la finesse, les manières, l’esprit, la dignité en toutes choses, l’air et la réalité d’un prince se laissent faire la loi et monter le coup et me faire humilier, moi qui suis depuis quarante ans dans la famille, par le vice, par ce qu’il y a de plus vulgaire et de plus bas. »

Françoise en voulait surtout à Albertine d’être commandée par quelqu’un d’autre que nous et d’un surcroît de travail de ménage, d’une fatigue qui altérant la santé de notre vieille servante, laquelle ne voulait pas, malgré cela, être aidée dans son travail, n’étant pas « une propre à rien ». Cela eût suffi à expliquer cet énervement, ces colères haineuses. Certes, elle eût voulu qu’Albertine-Esther fût bannie. C’était le vœu de Françoise. Et en la consolant cela eût déjà reposé notre vieille servante. Mais à mon avis, ce n’était pas seulement cela. Une telle haine n’avait pu naître que dans un corps surmené. Et plus encore que d’égards, Françoise avait besoin de sommeil.

Albertine allait ôter ses affaires et, pour aviser au plus vite, j’essayai de téléphoner à Andrée ; je me saisis du récepteur, j’invoquai les divinités implacables, mais ne fis qu’exciter leur fureur qui se traduisit par ces mots : « Pas libre. » Andrée était en effet en train de causer avec quelqu’un. En attendant qu’elle eût achevé sa communication, je me demandais comment, puisque tant de peintres cherchent à renouveler les portraits féminins du xviiie siècle, où l’ingénieuse mise en scène est un prétexte aux expressions de l’attente, de la bouderie, de l’intérêt, de la rêverie, comment aucun de nos modernes Boucher ou Fragonard ne peignait, au lieu de « la lettre », ou « du clavecin », etc., cette