Page:Proust - Le Temps retrouvé, 1927, tome 1.djvu/160

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propre sœur pour un louis. Au reste, Jupien mentait et disait vrai à la fois. Meilleurs, plus sensibles qu’il ne disait au baron, ils n’appartenaient pas à une race sauvage. Mais ceux qui les croyaient tels leur parlaient néanmoins avec la plus entière bonne foi, comme si ces terribles eussent dû avoir la même. Un sadique a beau se croire avec un assassin, son âme pure, à lui sadique, n’est pas changée pour cela et il reste stupéfait devant le mensonge de ces gens, pas assassins du tout, mais qui désirent gagner facilement une « thune » et dont le père, ou la mère, ou la sœur ressuscitent et remeurent tour à tour en paroles, parce qu’ils se coupent dans la conversation qu’ils ont avec le client à qui ils cherchent à plaire. Le client est stupéfié dans sa naïveté, car dans son arbitraire conception du gigolo, ravi des nombreux assassinats dont il le croit coupable, il s’effare d’une contradiction et d’un mensonge qu’il surprend dans ses paroles. Tous semblaient le connaître et M. de Charlus s’arrêtait longuement à chacun, leur parlant ce qu’il croyait leur langage, à la fois par une affectation prétentieuse de couleur locale et aussi par un plaisir sadique de se mêler à une vie crapuleuse. « Toi, c’est dégoûtant, je t’ai aperçu devant l’Olympia avec deux cartons. C’est pour te faire donner du pèze. Voilà comme tu me trompes. » Heureusement pour celui à qui s’adressait cette phrase il n’eut pas le temps de déclarer qu’il n’eût jamais accepté de « pèze » d’une femme, ce qui eût diminué l’excitation de M. de Charlus, et réserva sa protestation pour la fin de la phrase en disant : « Oh non ! je ne vous trompe pas. » Cette parole causa à M. de Charlus un vif plaisir et comme, malgré lui, le genre d’intelligence qui était naturellement le sien ressortait d’à travers celui qu’il affectait, il se retourna vers Jupien : « Il est gentil de me dire ça. Et comme il le dit bien. On dirait que c’est la vérité. Après tout, qu’est-ce que ça fait que ce soit la vérité ou non puisqu’il arrive à me le faire croire.