Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 2.djvu/137

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qu’avait possédés la princesse Hedwige, comme son château, comme tout ce qui avait été à elle et dont une autre jouissait. La succession au nom est triste comme toutes les successions, comme toutes les usurpations de propriété ; et toujours sans interruptions viendraient, comme un flot, de nouvelles princesses de Guermantes, ou plutôt, millénaire, remplacée d’âge en âge dans son emploi par une femme différente, vivrait une seule princesse de Guermantes, ignorante de la mort, indifférente à tout ce qui change et blesse nos cœurs, et le nom comme la mer refermerait sur celles qui sombrent de temps à autre sa toujours pareille et immémoriale placidité.

Mais — contradiction avec cette permanence — les anciens habitués assuraient que dans le monde tout était changé, qu’on y recevait des gens que jamais de leur temps on n’aurait reçus et, comme on dit : « c’était vrai, et ce n’était pas vrai ». Ce n’était pas vrai parce qu’ils ne se rendaient pas compte de la courbe du temps qui faisait que ceux d’aujourd’hui voyaient ces gens nouveaux à leur point d’arrivée tandis qu’eux se les rappelaient à leur point de départ. Et quand eux, les anciens, étaient entrés dans le monde, il y avait là des gens arrivés dont d’autres se rappelaient le départ. Une génération suffit pour que s’y ramène ce changement qui en des siècles s’est fait pour le nom bourgeois d’un Colbert devenu nom noble. Et, d’autre part, cela pourrait être vrai, car si les personnes changent de situation, les idées et les coutumes les plus indéracinables (de même que les fortunes et les alliances de pays et les haines de pays) changent aussi, parmi lesquelles même celles de ne recevoir que des