Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 2.djvu/163

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même un objet matériel, si je le retrouvais au bout de quelques années dans mon souvenir, je voyais que la vie n’avait pas cessé de tisser autour de lui des fils différents qui finissaient par le feutrer de ce beau velours pareil à celui qui, dans les vieux parcs, enveloppe une simple conduite d’eau d’un fourreau d’émeraude.

Ce n’était pas que l’aspect de ces personnes qui donnait l’idée de personnes de songe. Pour elles-mêmes la vie, déjà ensommeillée dans la jeunesse et l’amour, était de plus en plus devenue un songe. Elles avaient oublié jusqu’à leurs rancunes, leurs haines, et pour être certaines que c’était à la personne qui était là qu’elles n’adressaient plus la parole il y a dix ans, il eût fallu qu’elles se reportassent à un registre, mais qui était aussi vague qu’un rêve où on a été insulté on ne sait plus par qui. Tous ces songes formaient les apparences contrastées de la vie politique où on voyait dans un même ministère des gens qui s’étaient accusés de meurtre ou de trahison. Et ce songe devenait épais comme la mort chez certains vieillards, dans les jours qui suivaient celui où ils avaient fait l’amour. Pendant ces jours-là on ne pouvait plus rien demander au président de la République, il oubliait tout. Puis si on le laissait se reposer quelques jours, le souvenir des affaires publiques lui revenait, fortuit comme celui d’un rêve.

Parfois ce n’était pas en une seule image qu’apparaissait cet être si différent de celui que j’avais connu depuis. C’est pendant des années que Bergotte m’avait paru un doux vieillard divin, que je m’étais senti paralysé comme par une apparition devant le chapeau gris de Swann, le manteau violet