Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 2.djvu/226

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Mais celle-ci lui tenait tête, ne le quittait pas des yeux, et au bout de quelques instants qui semblaient longs aux spectateurs, le vieux fauve dompté, se rappelant qu’il était, non pas libre chez la duchesse, dans ce Sahara dont le paillasson du palier marquait l’entrée, mais chez Mme  de Forcheville, dans la cage du Jardin des Plantes, rentrait dans ses épaules sa tête d’où pendait encore une épaisse crinière dont on n’aurait pu dire si elle était blonde ou blanche, et reprenait son récit. Il semblait n’avoir pas compris ce que Mme  de Forcheville avait voulu dire et qui, d’ailleurs, généralement n’avait pas grand sens. Il lui permettait d’avoir des amis à dîner avec lui. Par une manie empruntée à ses anciennes amours, qui n’était pas pour étonner Odette, habituée à avoir eu la même de Swann, et qui me touchait moi, en me rappelant ma vie avec Albertine, il exigeait que ces personnes se retirassent de bonne heure afin qu’il pût dire bonsoir à Odette le dernier. Inutile de dire qu’à peine était-il parti, elle allait en rejoindre d’autres. Mais le duc ne s’en doutait pas ou préférait ne pas avoir l’air de s’en douter ; la vue des vieillards baisse, comme leur oreille devient plus dure, leur clairvoyance s’obscurcit, la fatigue même fait faire relâche à leur vigilance. Et à un certain âge c’est en un personnage de Molière — non pas même en l’olympien amant d’Alcmène mais en un risible Géronte — que se change inévitablement Jupiter. D’ailleurs, Odette trompait M. de Guermantes, et aussi le soignait, sans charme, sans grandeur. Elle était médiocre dans ce rôle comme dans tous les autres. Non pas que la vie ne lui en eût souvent donné de beaux, mais elle ne savait pas les jouer. En attendant, elle jouait celui de recluse. De fait, chaque fois