Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 2.djvu/227

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que je voulus la voir dans la suite je n’y pus réussir, car M. de Guermantes, voulant à la fois concilier les exigences de son hygiène et de sa jalousie, ne lui permettait que les fêtes de jour, à condition encore que ce ne fussent pas des bals. Cette réclusion où elle était tenue, elle me l’avoua avec franchise, pour diverses raisons. La principale est qu’elle s’imaginait, bien que je n’eusse écrit que des articles ou publié que des études, que j’étais un auteur connu, ce qui lui faisait même naïvement dire, se rappelant le temps où j’allais avenue des Acacias pour la voir passer, et plus tard chez elle : « Ah ! si j’avais pu deviner que ce petit serait un jour un grand écrivain ! » Or, ayant entendu dire que les écrivains se plaisent auprès des femmes pour se documenter, se faire raconter des histoires d’amour, elle redevenait maintenant avec moi simple cocotte pour m’intéresser : « Tenez, une fois il y avait un homme qui s’était toqué de moi et que j’aimais éperdument aussi. Nous vivions d’une vie divine. Il avait un voyage à faire en Amérique, je devais y aller avec lui. La veille du départ, je trouvai que c’était plus beau de ne pas laisser diminuer un amour qui ne pourrait pas toujours rester à ce point. Nous eûmes une dernière soirée où il était persuadé que je partais, ce fut une nuit folle, j’avais près de lui des joies infinies et le désespoir de sentir que je ne le reverrais pas. Le matin j’étais allée donner mon billet à un voyageur que je ne connaissais pas. Il voulait au moins l’acheter. Je lui répondis : « Non, vous me rendez un tel service en me le prenant, je ne veux pas d’argent. » Puis c’était une autre histoire : « Un jour j’étais dans les Champs-Élysées, M. de Bréauté, que je n’avais vu qu’une fois, se mit à me regarder avec une telle