Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 2.djvu/229

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tard, elle ne l’avait jamais été. Il l’avait pourtant alors tant et si douloureusement aimée. Il était surpris plus tard de cette contradiction. Elle ne doit pas en être une si nous songeons combien est forte dans la vie des hommes la proportion des souffrances pour des femmes « qui n’étaient pas leur genre ». Peut-être cela tient-il à bien des causes ; d’abord, parce qu’elles ne sont pas votre genre on se laisse d’abord aimer sans aimer, par là on laisse prendre sur sa vie une habitude qui n’aurait pas eu lieu avec une femme qui eût été votre genre et qui, se sentant désirée, se fût disputée, ne nous aurait accordé que de rares rendez-vous, n’eût pas pris dans notre vie cette installation dans toutes nos heures qui plus tard, si l’amour vient et qu’elle vienne à nous manquer, pour une brouille, pour un voyage où on nous laisse sans nouvelles, ne nous arrache pas un seul lien mais mille. Ensuite, cette habitude est sentimentale parce qu’il n’y a pas grand désir physique à la base, et si l’amour naît, le cerveau travaille bien davantage : il y a un roman au lieu d’un besoin. Nous ne nous méfions pas des femmes qui ne sont pas notre genre, nous les laissons nous aimer, et si nous les aimons ensuite, nous les aimons cent fois plus que les autres, sans avoir même près d’elles la satisfaction du désir assouvi. Pour ces raisons et bien d’autres, le fait que nous ayons nos plus gros chagrins avec les femmes qui ne sont pas notre genre ne tient pas seulement à cette dérision du destin qui ne réalise notre bonheur que sous la forme qui nous plaît le moins. Une femme qui est notre genre est rarement dangereuse, car ou elle ne veut pas de nous, ou nous contente et nous quitte vite, ne s’installe pas dans notre vie, et ce qui est dangereux et procréateur de souffrances