Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 2.djvu/230

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dans l’amour, ce n’est pas la femme elle-même, c’est sa présence de tous les jours, la curiosité de ce qu’elle fait à tous moments ; ce n’est pas la femme, c’est l’habitude. J’eus la lâcheté d’ajouter que ce qu’elle disait de Swann était gentil et noble de sa part, mais je savais combien c’était faux et que sa franchise se mêlait de mensonges. Je pensais avec effroi, au fur et à mesure qu’elle me racontait ses aventures, à tout ce que Swann avait ignoré, dont il aurait tant souffert parce qu’il avait fixé sa sensibilité sur cet être-là, et qu’il devinait à en être sûr, rien qu’à ses regards quand elle voyait un homme ou une femme inconnus et qui lui plaisaient. Au fond, elle le faisait seulement pour me donner ce qu’elle croyait des sujets de nouvelles ! Elle se trompait, non qu’elle n’eût de tout temps abondamment fourni les réserves de mon imagination, mais d’une façon bien plus involontaire et par un acte émané de moi-même, qui dégageait d’elle à son insu les lois de sa vie.

M. de Guermantes ne gardait ses foudres que pour la duchesse ; sur les libres fréquentations de laquelle Mme de Forcheville ne manquait pas d’attirer l’attention irritée du duc. Aussi la duchesse était-elle fort malheureuse. Il est vrai que M. de Charlus, à qui j’en avais parlé une fois, prétendait que les premiers torts n’avaient pas été du côté de son frère, que la légende de pureté de la duchesse était faite, en réalité, d’un nombre incalculable d’aventures habilement dissimulées. Je n’avais jamais entendu parler de cela. Pour presque tout le monde Mme de Guermantes était une femme toute différente. L’idée qu’elle avait été toujours irréprochable gouvernait les esprits. Entre ces deux idées je ne pouvais décider laquelle était conforme à la vérité, cette vérité