Page:Proust - Pastiches et Mélanges, 1921.djvu/219

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En m’éveillant je me disposais à répondre à Henri van Blarenberghe. Mais avant de le faire, je voulus jeter un regard sur le Figaro, procéder à cet acte abominable et voluptueux qui s’appelle lire le journal et grâce auquel tous les malheurs et les cataclysmes de l’univers pendant les dernières vingt-quatre heures, les batailles qui ont coûté la vie à cinquante mille hommes, les crimes, les grèves, les banqueroutes, les incendies, les empoisonnements, les suicides, les divorces, les cruelles émotions de l’homme d’État et de l’acteur, transmués pour notre usage personnel à nous qui n’y sommes pas intéressés, en un régal matinal, s’associent excellemment, d’une façon particulièrement excitante et tonique, à l’ingestion recommandée de quelques gorgées de café au lait. Aussitôt rompue d’un geste indolent, la fragile bande du Figaro qui seule nous séparait encore de toute la misère du globe et dès les premières nouvelles sensationnelles où la douleur de tant d’êtres « entre comme élément », ces nouvelles sensationnelles que nous aurons tant de plaisir à communiquer tout à l’heure à ceux qui n’ont pas encore lu le journal, on se sent soudain allègrement rattaché à l’existence qui, au premier instant du réveil, nous paraissait bien inutile à ressaisir. Et si par moments quelque chose comme une larme a mouillé nos yeux satisfaits, c’est à la lecture d’une phrase comme celle-ci : « Un silence impressionnant étreint tous les cœurs, les tambours battent aux champs, les troupes présentent les armes, une immense clameur retentit : « Vive Fallières ! » Voilà ce qui nous arrache un pleur, un pleur que nous refuserions à un malheur proche de nous. Vils comédiens que seule fait pleurer la dou-