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Page:Puybusque - L'Arme du fou, paru dans La Revue Populaire, Montréal, Sept 1918.pdf/14

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passer avec elle presque tout mon temps, je ne te verrai plus.

— Je te verrai pendant les récréations.

— Ce n’est pas assez, il faut que tu travailles avec moi, que ce soit comme avant, que nous ne nous quittions jamais. Tu ne veux pas ?

Fanchette était tentée, mais la rancune et l’amour-propre luttaient en elle contre son désir.

— Non, dit-elle rudement.

— C’est donc toi qui ne veux pas m’aimer à présent ! que je suis malheureuse !…

Et Marie recommençant à pleurer, soudain Fanchette se décida :

— Console-toi, Marie, je ne veux pas te voir pleurer, j’irai, si cela te fait plaisir, je vais aller tout de suite avec toi…

Tout en prenant la main de Marie pour l’accompagner, Fanchette, pour bien affirmer sa conviction et maintenir sa dignité, marmottait à demi voix :

— Mais, je ne l’aimerai pas, j’y vais, mais je suis sûre que je ne l’aimerai jamais.

Il en est des serments de haine comme des serments d’amour.

Fanchette oublia le sien et bientôt, aima l’institutrice autant que l’aimait Marie elle-même.

C’était une femme de tact et de cœur que Mlle le Estevenard. Sous cet aspect de douceur qu’ont les gens très maîtres d’eux-mêmes, elle cachait une grande fermeté de caractère.

Loin de heurter en face cette tendresse qu’avaient l’une pour l’autre les deux fillettes, et ce désir assez naturel de n’être jamais séparées dans la vie, elle y fut d’abord indulgente. Pour conquérir Marie, elle voulut plaire à Fanchette, et réussit à apprivoiser l’ombrageuse enfant.

Ainsi que Marie l’avait désiré, le travail fut d’abord partagé, les récréations prises en commun, Fanchette était de toutes les promenades, et la séparation qui s’imposait, ne se fit que très lentement, avec la connivence de Madeleine, gagnée à son tour par l’adroite circonspection de l’institutrice et surtout par sa réelle bonté !

Mlle Estevenard acquit bientôt sur l’esprit de son élève l’empire qui appartient toujours aux volontés fortes sur les caractères timides, mais cette influence s’exerça d’une manière si discrète, et d’abord si peu sensible, que Marie n’en fut pas consciente, et que Fanchette elle-même, n’en conçut point de jalousie. Fanchette était ardente et généreuse, dès que les bons procédés de Mlle Estevenard lui eurent ouvert son cœur, ce fut pour toujours.

M. de Lissac, né avec ce tempérament un peu passif dont sa fille avait hérité, depuis son veuvage était devenu indifférent et misanthrope. De même qu’il avait pendant dix ans abandonné à Madeleine tous les soins réclamés par la petite Marie, de même, à présent se reposait-il sur Mlle Estevenard de tout ce qui regardait ses études et son éducation, content de voir régner la paix dans son intérieur, affectueux pour sa fille et n’intervenant jamais en ce qui la concernait.


VI


Accessible seulement par le côté nord, où il s’ouvrait sur une pelouse en pente que contournait le chemin d’arrivée, des trois autres côtés environné de bois, le manoir de Gabach dominait le rude pays.

Plus bas, sur les pentes, un peu dans toutes les directions, s’étageaient les fermes du domaine. À quinze cents mètres environ du château, le village d’Aulos, réunion de vingt-cinq ou trente feux, tout au plus, presque un hameau, avec son égli-