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Page:Puybusque - L'Arme du fou, paru dans La Revue Populaire, Montréal, Sept 1918.pdf/26

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son argent follement gaspillé, il songea à refaire sa fortune, il revit, avec son intelligence pratique des affaires, le grand et beau domaine dont son frère n’avait rien aliéné.

Alors, il comprit quel tremplin la possession d’une pareille propriété devait offrir aux évolutions d’un brasseur d’affaires et quel poids, elle devait ajouter à sa personnalité. Un regret lui vint alors d’avoir si bénévolement renoncé à sa part, en même temps qu’une âpre jalousie contre son frère, le grand seigneur établi, respecté, devant qui s’ouvraient à son choix, largement, les carrières de la politique ou de la spéculation, tandis qu’il n’était plus, lui, qu’une épave, désespérément raccrochée à la dernière bouée de son bateau en dérive, une sorte d’agioteur « marron » sans moyens et sans influence.

Pourtant, il avait surnagé, servi par une volonté tenace et par une grande élasticité de principes. L’édifice renversé, il le reconstruisait, mais combien péniblement ! Et son frère, maintenant veuf, seul et triste, ne songeait même pas à tirer parti de tous les avantages que « le sort » — disait Raymond — lui avait mis entre les mains.

De la jalousie, de l’envie, quand il réfléchit que Maurice n’avait qu’une fille et ne songeait pas à se remarier, lentement, Raymond revint à l’espérance. Sans abandonner les opérations financières qui lui réussissaient, il se sentit toujours plus ancré dans l’idée fixe de rentrer en possession de Gabach.

Sans bien savoir encore par quels moyens il atteindrait le but souhaité, il essaya de se rapprocher de la maison paternelle ; Maurice le tint à distance.

Cauteleux, il s’éloigna sans apparent dépit, mais continua d’attendre et d’épier une occasion. Son frère mort, brusquement, il vit une éclaircie se faire dans son avenir. La tutelle de l’orpheline lui revenait de droit et, tandis qu’il lui prodiguait des marques d’affection et de bonnes paroles, il exultait, se disant en son for intérieur :

« Gabach est à moi ! »

Il n’eut besoin que de deux jours pour s’apercevoir combien le caractère malléable de sa nièce allait merveilleusement servir ses desseins.

Les dernières paroles de Maurice avaient été rares et confuses ; à peine les amies de Marie, la fidèle Madeleine, la clairvoyante Mlle Estevenard eurent-elles cette intuition qu’il eût désiré peut-être écarter son frère ; mais, si cette idée traversa leur esprit un instant, elles n’eurent du moins aucune raison à invoquer contre un arrangement qui s’imposait ; Raymond fut nommé tuteur. Le conseil de famille, composé de parents éloignés et indifférents, n’était de nature à lui créer aucun embarras ; il se sentit fort et résolut d’agir en maître.


XI


Le glas de la messe de neuvaine, au milieu de la glorieuse matinée d’août, faisait encore vibrer le vieux clocher d’Aulos ; on quittait l’église après la cérémonie.

Voilée de crêpe et les yeux rougis, Marie, laissant le cortège de deuil rentrer sans elle au château, voulut, sous la conduite de Madeleine, se diriger vers le cimetière.

Marie n’était pas encore allée prier sur la chère tombe ; ceux qui l’aimaient avaient redouté pour elle ce nouveau contact avec la mort ; maintenant, elle exigeait, et nul ne se sentait le droit de refuser à l’orpheline cette visite à tout ce qui lui restait de ses parents.