Page:Quevedo - Don Pablo de Segovie.djvu/107

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répondit-il. Ne voyez-vous pas la brèche que j’ai aux dents ? Mais ne parlons pas de cela, il ne sied pas à un homme de se louer soi-même. »

Nous discourions ainsi, lorsque nous fîmes la rencontre d’un ermite monté sur un âne. Il avait une barbe si longue qu’elle ramassait la boue et il était hâve et vêtu de noir. Nous le saluâmes avec le Deo gratias ordinaire. Il commença par faire l’éloge des blés, et en conséquence de la miséricorde divine. À l’instant le soldat, s’élançant en l’air, s’écria : « Ah ! mon père ! j’ai vu sur moi des piques en bien plus grand nombre et, je renie Jésus-Christ ! que j’ai fait au sac d’Anvers ce que j’ai pu ; oui, je le jure par le nom de Dieu ! » L’ermite l’invita à ne pas tant jurer et sur cela le soldat lui répliqua : « On reconnaît bien, père, que vous n’avez jamais été soldat, puisque vous blâmez en moi ce qui est de mon état. » J’éclatai de rire, voyant en quoi il faisait consister l’art militaire, et je ne doutai plus que ce ne fût quelque coquin, parce que parmi les soldats le jurement est ce qui se trouve le plus détesté des braves gens et des hommes de mérite, s’il ne l’est pas de tous.

Nous arrivâmes à la gorge des montagnes, l’ermite récitant son rosaire sur une charge de bois réduite en boules qui, à chaque Ave Maria, faisaient en se heurtant un bruit pareil à celui des billes de billard, et le soldat, de son côté, comparant les rochers aux châteaux qu’il avait vus. Il examinait quel était le côté le plus fort et où l’on devait planter l’artillerie.