Page:Quevedo - Don Pablo de Segovie.djvu/90

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

que tout ce que vous avez gagné dans votre vie. » Enfin comme les broches se trouvèrent employées, il nous fallut prendre deux grandes cuillers à pot.

L’on n’a jamais rien vu d’aussi plaisant dans le monde. Il faisait un saut, et disait : « Avec cette mesure, j’atteins mieux les degrés du profil. À présent je me sers du mouvement lent pour tuer au naturel. Cette botte devait être un coup d’espadon, et celle-ci un coup de taille. » Il ne m’approchait pas d’une lieue, il tournait seulement autour de moi avec la cuiller à pot, et comme je n’étais pas tranquille, on eût pris cela pour des assauts contre un pot-au-feu qui bout et qui fuit. « C’est là enfin, me dit-il, ce qu’il y a de bon, et non pas les pauvretés qu’enseignent ces misérables maîtres d’escrime qui ne savent que boire et se soûler. »

Il avait à peine achevé ces mots, qu’il sortit d’une chambre voisine un jeune mulâtre, montrant ses crocs, avec un chapeau rabattu en forme de parasol et une pièce de buffle sur l’estomac, sous une espèce de pourpoint déboutonné et plein de rubans. Il était cagneux, ayant les jambes comme l’aigle impérial, le visage avec un Per signum Crucis de inimicis suis. Il portait une barbe de canarien, avec de grosses moustaches, et une dague garnie de plus de grilles que n’en a un parloir de religieuses. En regardant la terre il dit : « Je suis examiné, j’en apporte le certificat, et je jure par le soleil qui échauffe les moissons, que je mettrai en pièces quiconque osera mal parler d’un homme tel que moi, qui professe les armes. »