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D’UN MANGEUR D’OPIUM

ments de la vie sociale furent jetés au creuset ; toutefois il s’agissait de nos voisins, et non plus de nous-mêmes. Désormais on n’avait plus besoin du prédicateur héroïque, prêt au martyre, et parlant « comme sûrement il ne parlerait plus ». Aussi je ne songeai plus à reprocher à mon tuteur le manque d’énergie pour combattre contre des maux aujourd’hui oubliés ; il n’avait pas d’avantage le devoir de se lancer avec un dévouement patriotique, dans un gouffre, comme le Romain de la fable, Curtius, ou de monter sur un échafaud par zèle pour la liberté, comme Algernon Sidney, le véritable martyr anglais. Chaque dimanche me ramenait régulièrement cette cruelle inquiétude. La nuit du samedi, par cette triste prévision, lu nuit du dimanche, après une expérience encore plus triste, je dormais mal ; mon oreiller était bourré d’épines ; tant que le lundi n’avait pas ramené l’inspection du matin et la revue d’armes, et ensuite la fin de la parade, puis le congé, je me sentais dans l’état d’un sous-officier en faute, au moment où il va passer en conseil de guerre. Supposez que le lundi soit envahi par quelque intrus assommant, par quelque visiteur faisant partie de troupe des parents pauvres qu’avait mon tuteur. Il me semblait en voir fourmiller dans quelque partie inconnue du Lancashire ; un seul cri de « caw, caw » les faisait envoler par nuage épais, comme les corbeaux, et ils venaient s’installer pendent des semaines à la table de mon tuteur, et de sa femme, qui, dans leur hospitalité généreuse, n’auraient pas laissé le plus humble d’entre eux sous la triste impression d’un accueil glacial. Dans ces circonstances il pouvait arriver que la semaine entière se passât sans mettre un terme à mes ennuis.

C’est ainsi que pendant trois ans et demi, c’est-à-dire depuis ma huitième jusqu’après ma onzième année nous vécûmes en bonne intelligence, mon tuteur et moi. Il ne se fâchait jamais, et à vrai dire il n’en avait aucune occasion ; de mon côté, je ne laissai pas voir ce que je trouvais d’odieux dans ma tâche (et elle l’était d’une manière abo-