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SOUVENIRS AUTOBIOGRAPHIQUES

d’un usage courant, pour nous servir de critérium du passage de l’esprit enfantin à la dignité ou tout au moins à la dignité relative de l’esprit qui entre dans le domaine de la maturité consciente ? Il y a un critérium de cette sorte, et le seul qui existe selon moi, tous les autres étant variables et incertains. Il consiste dans le sentiment respectueux, qui parfois se développe soudain, envers la femme et la conception de la femme. Depuis le moment où l’on cesse de regarder la femme avec insouciance, et où l’idéal féminin, dans tout l’éclat de son charme et de sa pureté, se lève pour la première fois comme une vaste aurore sur l’esprit, l’enfance a pris fin, les idées et les penchants de l’enfance ont disparu à jamais, et la grave virilité a commencé, apportant avec elle les manières de voir qui lui appartiennent. Sans doute ces sentiments sont en partie subordonnés dans leur développement à des causes physiques, mais ils sont aussi soumis à bien des forces qui les retardent ou les accélèrent, et qui sont, elles-mêmes, sujettes aux circonstances des situations, et parfois à de purs hasards. Pour moi je me rappelle très distinctement le jour même, la scène avec ses détails où s’abattit sur moi ce mystérieux respect qui s’attache à la femme représentée d’une manière idéale. Depuis cette heure-là, une gravité plus profonde colora toutes mes pensées, et une « beauté encore plus belle » brilla pour moi dans ce monde plein d’agitation.

Mon ami d’Irlande et moi nous étions allés rendre visite à une famille noble qui habitait à environ cinquante milles de Dublin, et nous revenions de Tullamore par un bateau de voyage public, sur le magnifique canal qui relie cette loca-