Page:Quincey - Souvenirs autobiographiques du mangeur d’opium, trad. Savine, 1903.djvu/211

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qu’enfilait le vent, avec des ornières assez profondes pour casser une jambe à un cheval, remplies jusqu’au bord d’une eau stagnante de pluie, et les compartiments parallèles de ces ornières séparés par de minces lames, dans le genre de ce que les Romains nommaient liræ, et se maintenir en équilibre sur la tranche de ces liræ, sans éprouver d’oscillation (ou, comme eussent dit les Romains, delirare) était un exercice qui exigeait quelque adresse tant de la part des chevaux que chez le postillon. Il était en vérité presque impossible à un cheval quoi qu’il fût, qui se trouvait sur cette étroite séparation, de ne pas devenir delirus dans le sens romain de la métaphore ; et l’anxiété nerveuse qui me hantait pendant mon enfance, était entretenue par le tableau que j’avais devant les yeux, et l’attention avec laquelle je suivais les mouvements de jambes de ces dociles créatures. Si vous vous endormiez au départ d’une station, la première perspective qui s’offrait à vous à votre réveil était cette enfilade de mares gelées, le pauvre cheval de tête posant les pieds avec précaution, le postillon plein de prudence, jouant de l’éperon avec discrétion, tout en manœuvrant à travers ce labyrinthe d’entailles avec une science analogue à celle d’une Bohémienne qui lit dans la main. Il m’était absolument impossible de rien comprendre à ses mouvements, de deviner où il voulait en venir, et ce qu’il cherchait à éviter.

Puisque je reviens à ces souvenirs de mon enfance, je puis ajouter, en manière d’éclaircissement, et au risque d’être accusé de bavardage, un court récit de mon premier voyage. Je pouvais avoir environ sept ans. Un jeune gentleman, fils d’un riche banquier, devait retourner dans sa fa-