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Page:Régnier - L'abbaye d'Évolayne, 1951.djvu/172

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l’abbaye d’évolayne

que Claudel, dans le Repos du septième jour, prête à l’Empereur descendu chez les morts :

« Voici que je sais une chose : je vis ! je vis ! Ma bouche est fraîche et je sens sur ma main le souffle de mes narines. »

Elle célébra par ce cri son affranchissement. Elle échappait à l’air stagnant du cloître. Plus de grilles autour d’elle, de murs, ni de clôture. Elle reprenait contact avec l’univers, posait son pied nu sur le sable, touchait l’arbre et la fleur, plongeait son visage dans la masse mouvante du vent :

« Je vis ! je vis ! Ma bouche est fraîche… »

Ah ! qu’importait qu’elle fût seule, abandonnée. À certaines heures elle atteignait presque l’extase, quand la beauté du monde, déferlant sur elle ainsi qu’une vague, rejoignait les eaux brusquement soulevées de sa douleur. C’était la rencontre de deux flots d’égale puissance qui se fondaient en un même courant, roulant son âme, non consolée, mais ivre. Alors sa personnalité s’abolissait. Elle n’était plus qu’un écho répétant de confuses paroles, une chose qui vibrait et résonnait dans un tumulte lumineux. Elle accueillait passionnément la joie extérieure qui ne pouvait cependant lui suffire. Cette aptitude à se laisser distraire d’une peine profonde, sans pourtant l’oublier, ce pouvoir de résurrection qu’elle possédait était, elle le savait, moins une force qu’une infirmité. Malheur à ceux qui sont trop vivants. Les natures mornes et passives se résignent à la douleur ou en meurent vite. Mais elle qui avait tant de sang dans les veines et si riche, un cœur si vulnérable