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I

Cette nuit-là, Adélaïde, méprisant le sommeil, s’efforça de rester éveillée, car elle ne voulait rien perdre des heures qu’elle vivait. Ce n’est point la grandeur de l’événement qui détermine la force du bonheur ou celle de la douleur. Leur intensité dépend de nos cœurs versatiles qui, follement exigeants ou follement humbles, tantôt rejettent les plus beaux présents du destin, tantôt font d’une aumône infime un trésor. Plus un être est jeune, plus il saccage ce qui lui est donné, mais celui qui vieillit et qui a beaucoup perdu sait tirer d’une simple cause des voluptés infinies. Parce qu’elle avait enduré l’abandon, l’exil, la solitude, Adélaïde connaissait le prix de la présence aimée et de cette fusion toute pure qui, entre les amants que le devoir sépare, s’opère par le regard, la parole, la pression des mains. Parce qu’elle avait gâché beaucoup d’heures précieuses, elle s’appliquait à magnifier l’instant désormais proche où Michel lui serait rendu. Ah ! comme elle le retiendrait ce moment, comme elle s’y préparait déjà dans le recueillement de l’ombre, le vivant à l’avance afin de n’en rien laisser au hasard. Elle en attendait à la fois une grande joie et une grande lumière. Cette brève minute devait réparer le passé, orienter sa destinée.