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l’abbaye d’évolayne

Il haussa les épaules. Il savait qu’elle doutait toujours d’être aimée.

— Oui, dit-il sur le ton de tendre ironie dont il se servait parfois pour lui prouver sa folie : je ne m’explique guère comment, diable, j’ai pu, pauvre homme écervelé, mettre en vous mon bonheur.

Ils s’arrêtèrent et se regardèrent longuement. Elle se tenait à quelques pas de lui, le buste, un peu ployé, pesant d’un seul côté sur la haute jambe moulée par la jupe blanche. Les projections roses et dorées du soir semblaient converger vers elle, n’effleurer qu’à peine les choses inanimées pour mieux nimber la grande forme humaine où palpitait la vie. Des reflets, des lueurs, jouant sur ses bras et sur son cou nu, moiraient sa peau unie. Son visage n’avait point la beauté nette, claire, un peu dure que la mode d’après-guerre, dégarnissant le front et les tempes, imposait alors comme idéal à la coquetterie des femmes. Les cheveux très noirs, mais vaporeux comme des cheveux blonds, encadraient de leurs touffes onduleuses les joues pâles comme des perles. Les traits étaient petits, le menton délicat, un peu aigu. Au ras des pommettes saillantes, les yeux brillants coulaient comme une eau sombre au long d’une berge basse. Deux plis profonds partant des narines entouraient la bouche. Ils en soulignaient la splendeur. À cette heure où les prunelles foncées s’obscurcissaient encore, où la pensée ne s’y laissait plus deviner, toute l’expression du visage se réfugiait dans cette bouche. Dédaigneuse au repos, elle se détendait en ce moment dans un sourire imprécis, d’une douceur douloureuse. Elle s’ouvrait imperceptiblement sur le muet appel d’une âme