Page:Régnier - L’Amphisbène, 1912.djvu/251

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devenu. Ma tante, elle, elle m’a ! Les Subagny, eux, n’ont besoin de personne. Tu verras quel drôle de vieux ménage ils font, ces deux-là ! Quant à Gernon, il goûte les ineffables délices de la nourriture et du passage gratuits et il savoure le prestige qu’il tirera de sa croisière, dans les milieux académiques. Mais toi, mon pauvre Julien, qu’est-ce que tu aurais fait sur ces planches pendant soixante jours ? Tu y serais mort d’ennui ou tu nous aurais lâchés à la troisième escale. Et alors moi ! Que veux-tu, tu es la seule tête humaine qui ne me dégoûte pas en ce moment. Bien vrai, c’est comme ça ! Peut-être parce que nous avons des souvenirs communs, des souvenirs gentils qui datent d’avant que je fasse la fête stupide qui m’a crevé. Tu es le seul homme à qui je n’aie pas envie d’allonger mon pied au derrière, ce que je ferais volontiers à ce crétin de Gernon. Tu m’es nécessaire et je ne voulais pas que tu me lâches.

Comme je haussais les épaules, il continua :

— Tu dis non, mais je sais bien ce qui en aurait été. Tu n’aurais pas supporté cette vie-là pendant quinze jours. Je sais bien que tu sais, toi, employer ton temps ; que tu es un garçon intelligent, une espèce d’artiste manqué, en somme ; que tu as dans la tête un tas d’idées ; que tu as de l’imagination ; que tu es un rêveur, comme on dit ; que ça t’amuse de regarder la couleur de la mer, de compter les étoiles. Je sais que tu t’intéresses à des tas de fariboles, aux paysages, aux villes qu’on verra, à toutes sortes de foutaises. Mais, sans te faire injure,