Page:Régnier - L’Amphisbène, 1912.djvu/269

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demi détruits. Au soubassement de l’un d’eux, nous nous sommes assis, Mme de Lérins et moi. Avec sa robe aux lignes simples, avec son large chapeau de paille, garni d’épis de blé, elle était assez semblable aux petites Romaines des fresques. Comme elles, elle portait l’ombrelle ronde. Elle était assise à la même place où avaient dû s’asseoir plus d’une petite Pompéienne de jadis, qui maintenant ne sont plus qu’une pincée de cendre au creux d’un moule de lave ! Et je regardais avec tristesse la promeneuse d’aujourd’hui. N’est-elle dans ma vie qu’une image passagère que l’oubli recouvrira un jour ? La destinée ne nous a-t-elle réunis un instant que pour nous séparer à jamais ? Nous quitterons-nous comme deux étrangers dont les pas n’ont fait que se croiser une minute ? Nous serons-nous rencontrés à la fontaine du carrefour, à la fontaine que décore un masque ironique et fruste, à la fontaine dont la cuve vide ne reflète pas les visages, à la fontaine où l’on ne boit pas ? À cette pensée, mon cœur s’est serré d’angoisse. Et cependant, même s’il en devait être ainsi, aurai-je le droit de me plaindre ? Quoi qu’il arrive, n’aurais-je pas, au moins un instant, connu la figure de l’amour et du bonheur ?

Pendant que je songe ainsi, un lourd silence pèse sur la ville déserte. Seul le cri strident des cigales déchire l’air immobile. Ce sont comme mille petites limes de bruit qui travaillent invisiblement à disjoindre et à effriter les vieilles pierres. Soudain, l’innombrable concert semble se taire et nous enten-